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SOMBRE SOLITUDE

  • Photo du rédacteur: Winston Duparc
    Winston Duparc
  • 5 janv.
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 6 janv.


Témoignage d’une tragédie... la genèse d’un âge sombre.


Je ne pouvais vivre ainsi, le poids de la culpabilité m’apparaissait trop lourd à supporter. La honte grignotait mon âme et son ombre dévorait mes pensées après cette sombre nuit. J’ai bafoué mes responsabilités en ouvrant la porte des enfers et j’endosse la figure du traître que vous maudirez à jamais. Il vous est impossible de me pardonner et il m’est inimaginable de vous le demander. À ce moment-là, il ne me restait que l’honneur de m’en aller en décidant la manière de mourir. Je suis parti attristé par mes choix et abattu par mon incapacité à vous protéger. Que les démons me dévorent jusqu’aux os ; que mon cadavre et mon cœur nourrissent les bêtes affamées ; que le néant me semble infini, si dans l’au-delà le Suprême Créateur ne reconnaît pas mon crime. En espérant qu’il subsiste des âmes fortes et des rescapés vengeurs, à qui lira cette lettre des cieux, sachez que je regrette.


Fils bâtard d’un riche banquier de la cité, au lieu de me renier en m’abandonnant à la forêt, mon père s’était efforcé à me donner un enseignement de haut rang. Son ami le plus loyal, l’ancien maître des frontières, avait fait de moi son successeur. Fier de ce noble rôle, le « G » du titre de geôlier décorait l’insigne doré que je portais orgueilleusement au niveau du cœur. L’uniforme noir que je revêtais soulignait l’importance de la mission qui m’était affublé et qui demeurait la priorité de ma vie. J’avais la confiance du souverain ; entre les mains, la protection du royaume des humains. J’habitais avec ma solitude une gigantesque tour bâtie en pierre de taille à la limite du territoire. Bien plus qu’un phare perdu au milieu des montagnes escarpées, il se dressait comme le dernier rempart d’une humanité apeurée. Des siècles durant, nous avons avec succès endigué les intrusions des démons ; j’avais le devoir d’en faire autant.


Les captures s’enchaînaient depuis deux mois, environ trois à quatre fois par semaine. Cette fréquence inhabituelle de prise démoniaque présageait une vague d’incursion plus conséquente à venir. Par ailleurs, le phare vieillissant demandait à être réparé. L’humidité ambiante engendrait la moisissure des étagères en bois qui supportaient tant bien que mal les imposantes pierres d’obsidiennes dont le réapprovisionnement s’était interrompu. Le stock diminuait à vu d’œil et mes lettres d’avertissement envoyé grâce aux corbeaux en direction de la cité ne me revenaient pas. Il m’était impossible de quitter mon poste pour comprendre la cause de ce dysfonctionnement et mon inquiétude grandissait en même temps que mes insomnies. Que se passait-il ? Je ne pouvais continuer ainsi et pourtant il le fallait. La solitude me pesait, je n’avais personne à qui confier mes angoisses et mes doutes. Ma seule compagnie demeurait dans les quelques bouteilles d’hydromel que j’avais secrètement demandé il y des mois. Ma fierté mise de côté, elles avaient la capacité de ralentir le temps, de le rendre plus agréable à vivre.


Un troisième mois passa et le moment tant redouté arriva. Sanglé sur mon dos, je transportais tout en haut l’ultime obsidienne qui me restait. La charge paraissait lourde, bien plus pesante que d’habitude. Je gravissais les incalculables marches du phare en supportant non seulement son poids mais aussi la peur de l’inconnu. Qu’allait-il advenir d’un geôlier sans pierre lorsque celle-ci aurait capturé un démon ? Comment pourrais-je faire face au prochain qui tenterait de franchir la frontière ? En montant les escaliers, ces questions ne cessaient de me hantaient, et vacillant, je faillis plusieurs fois tomber et briser la dernière arme que je possédais. Sur les étagères qui recouvraient les parois du phare se trouvaient les obsidiennes où les monstres demeuraient enfermés. Ces entités malfaisantes n’arrivaient pas à s’en échapper, mais elles parvenaient tout de même à murmurer leur haine lorsqu’elles me voyaient approcher. Je ne m’attardais pas à leur hauteur, malgré tout, leurs paroles tranchantes cisaillaient furtivement mon esprit tout en cherchant à le contrôler. Ainsi, elles espéraient que je faiblisse et détruise leur prison minérale pour qu’elles aient la chance de s’évader. Formé toute mon enfance à cette épreuve, j’avais appris à la surmonter sans peine, pourtant la boucle infernale de cette ascension ne m’avait jamais paru aussi douloureuse. Éreinté, et les pensées tourmentées, il me fallut environ deux heures pour atteindre le sommet du phare. J’installai sans attendre l’obsidienne sur le socle qui lui était destiné, et sans délai, elle s’activa immédiatement en se chargeant d’énergie noire. Le dispositif mécanique reconnu la force occulte du minéral et une lentille couplée à un gigantesque miroir concentrèrent sa lueur sombre jusqu’à la projeter brutalement à travers l’horizon. Le système de surveillance et de capture intervenait de manière automatique sans la moindre assistance humaine et balayait par zone très précise la végétation alentour. En regardant ce dernier espoir s’animer, je souhaitais qu’elle continue de chercher sans jamais rien trouver, donnant ainsi le temps à la cité de m’envoyer de nouvelles pierres à utiliser.


Plusieurs heures s’écoulèrent sans que je puisse réellement les compter. La démence me guettait de près et mon esprit épuisé par l’absence de sommeil se troublait davantage après chaque nuit passée à prier. Il ne me restait plus que l’espoir d’être entendu par le Suprême Créateur, car seule sa grandeur était à même d’alerter le souverain de ma détresse. Les vivres vinrent à manquer autant que ma volonté à descendre chercher le peu de nourriture qu’il subsistait. Faible de cœur et d’âme, il me semblait impossible de parcourir les escaliers sans succomber aux murmures malfaisants sur le trajet. J’étais condamné à errer en me demandant quelle mort me toucherait la première. Si la faim ne me tuait pas, la folie s’emparerait sûrement de moi.


Cette nuit-là, sous un ciel ténébreux et sans lune, je soulageais mon esprit grâce à ma dernière vasque d’hydromel tout en déambulant sur le chemin de ronde. Accoudé aux créneaux en guettant le paysage vallonné, j’enviais le vide infini qui s’offrait sous mes pieds. Accepterait-il le corps d’un être ivre et affamé ? Ces sinistres pensées résonnaient, s’accumulaient et se bousculaient dans ma tête, lorsque tout à coup, l’alerte du phare retentit. L’obsidienne avait capturé une proie. Attristé par la nouvelle, je me rendis jusqu’à elle pour contempler le condamné, mais ce que je vis en premier fut mon reflet dans la noirceur de son présage. Chargé d’un peu d’enfer et craquelé à quelques endroits, la pierre venait de piéger une créature qui s’était aventurée dans sa sombre lueur. Stoïque face à elle, je ne pus m’empêcher de le fixer. Elle ; qui contenait le plus terrible cauchemar des humains. Elle ; qui n’accueillait qu’un seul démon à la fois. Elle ; qui représentait à coup sûr le début de la fin.


Me sachant condamné, je ne tentai point de m’écarter. Comment pouvais-je échapper au piège de la destinée ? Il ne fallut qu’une seconde avant que ses murmures se propagent dans ma direction, et m’allongeant au sol, je suppliai le démon de m’épargner. La pierre vacillait et ses paroles s’insérèrent dans mon esprit déjà tourmenté par l’ivresse. Mon âme tiraillée, il tentait de contrôler mes gestes et mes pensées. Ne montrant aucune résistance, totalement subordonné, je devins un pantin qu’il manipula aisément en saisissant mes muscles et mes tendons pour approcher mon corps jusqu’à l’obsidienne. Il m’ordonna alors de l’ôter de son socle et de la jeter à mes pieds, ce que je fis sans la moindre contestation. La pierre éclata en mille fragments dans un fracas assourdissant. Certains taillèrent ma chaire quand d’autres transpercèrent ma dépouille qui s’étala. Enfin délivrée, son ombre maléfique s’introduit en moi et une voix intérieure s’exclama : libère mes frères où tu souffriras le martyre sans jamais parvenir à mourir. Je m’évanouis dans les méandres de l’inconscience avant de réagir ou répondre.


Le lendemain matin, le réveil fut un calvaire quand j’ouvris les yeux affublés d’un étrange mal qui compressait ma tête. Le cadavre d’une bouteille d’hydromel gisait à mes pieds, et en tentant de bouger, des visions éparses surgirent dans mes pensées. J’ai d’abord cru à un horrible cauchemar causé par le mauvais breuvage que j’avais englouti la veille mais lorsque j’aperçus les éclats de pierre noire et ma chair tailladée, je compris que je ne pouvais échapper à cette réalité qui me ligotait. Les fragments de l’obsidienne éparpillés autour de moi reflétaient les rayons d’un soleil sans chaleur, comme pour narguer mon désespoir. Le silence oppressant de la tour ne faisait qu’amplifier les échos de ma solitude et de mon échec. Un message lugubre et entêtant résonnait dans mon corps. Je tentais de résister à sa requête mais une force vorace et obscure me rappelait sans cesse ma damnation. En s’introduisant dans mon esprit, le démon avait détruit mon libre arbitre, et dorénavant soulagé de tout choix, je savais ce qu’il me restait à faire. Désormais, mon existence ne servait plus qu’à libérer les créatures que j’avais si patiemment surveillées. Le phare, cette forteresse solitaire qui m’avait été confiée, demeurait maintenant le théâtre de mon ultime acte de trahison. La décision était prise, lourde d’une résolution morbide. 


Je me relevais difficilement quand le vent gifla mon visage comme pour me réveiller de ce cauchemar, mais il n’existait aucune échappatoire. Je descendis les marches du phare, chaque pas résonnait tel un adieu silencieux à ce bastion de désespoir. Devant les étagères surchargées de pierres démoniaques, je commençais mon œuvre macabre, et d’un geste décidé je basculais les obsidiennes qui se fracassaient en relâchant une à une les entités maléfiques qu’elles contenaient. Chaque éclat touchait mon âme et mes cris de souffrances se mêlaient à leurs hurlements dès qu’elles se voyaient affranchies. Arrivé en bas du phare, lorsque la dernière créature s’envola souveraine, je restai seul et brisé quand soudainement je me tordis de douleur. Je me retrouvai recroquevillé au sol et le démon qui s’était initié en moi la veille déchira mon esprit pour s’en libérer. Il me scruta d’un air vicieux et s’adressa à mon corps torturé : tu es maintenant libre de vivre ou de mourir. Je lègue en toi un peu de mon ombre si jamais il te venait à l’idée de recommencer à nous capturer. Et furtivement, il s’échappa en explosant l’imposante porte du phare laissant s’évader avec lui l’épaisse poussière sombre qui provenait des fragments d’obsidiennes éparpillées. Les rayons du soleil en profitèrent pour pénétrer à l’intérieur du bâtiment tout en caressant ma peau froide et meurtrie. À demi mort, mon regard se posa vers l’extérieur quand dans mon infinie détresse je vis s’approcher au loin une cargaison chargée de pierres noires. Comment croire ce qui se présentait devant moi ? Était-ce la réalité ou bien une vision sadique que le démon m’offrait ? Quoi qu’il en soit, je ne pouvais la supporter, conscient que mon heure avait sonné et que chaque créature libérée marquait la fin d’une ère de paix pour le royaume. Le prix de ma trahison symboliserait plus qu’une simple mort ; il incarnerait le début d’un règne de noirceurs pour le monde. Alors, avec les dernières forces qui me restaient, et d’une main tremblante, je ramassai un des éclats tranchants d’obsidienne pour qu’elle devienne l’instrument de ma délivrance. Dans un ultime acte de désespoir, je l’enfonçai dans mon cœur. Les ténèbres m’engouffrèrent instantanément, un manteau de nuit éternelle enveloppant mon esprit. Le souffle venait à me manquer, mais je priais de sorte que mon sacrifice trouve la clé de ma rédemption tout en sachant que le mal déchaîné sur le monde demeurerait irréparable.


Le phare désormais silencieux se tenait comme un monument à ma défaite. Les démons, libres et sans rivaux, se répandaient dans le royaume en apportant chaos et destruction. Et moi, je restais un cadavre dans ma tour de ruine, le cœur transpercé par ma propre main, un dernier témoignage de l’horreur que j’avais engendrée. Dans les annales de la couronne, mon nom survivrait maudit, synonyme de trahison et de chute. Ce qui subsistait de mon esprit savait que ce fardeau trop léger ne pouvait soulager le poids de mes péchés.



Lettre envoyée aux hommes depuis les cieux, témoignage d’une âme suicidée.




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